La musette sur le côté gauche, ou il avait soigneusement rangé le casse-croûte préparé par ma mère, le béret sur la tête, les outils sur l'épaule opposée à la musette, il avançait d’un pas régulier avec aux pieds les chaussures qu’il avait lui-même cloutées et qui chantaient sur le chemin empierré. Je pressai le pas derrière lui pour ne pas me faire distancer.
Il était 6 heures lorsque nous nous sommes engagés dans la traversée du village. A cette époque de l’année c’est plutôt sur les trois ou quatre heures du matin qu’il partait au jardin et souvent ma mère l’accompagnait. J’étais en vacances et puisque j’avais exprimé mon désir de venir avec lui, il avait différé ce matin-là son départ. Malgré l’heure que je jugeai matinale pour moi, toutes les maisons semblaient déjà en pleine activité.
La « parcelle numéro... » se trouvait sur la commune voisine et mitoyenne au village. Sans s’arrêter il échangeait un mot, un sourire au passage avec ceux qui se trouvaient sur le pas de leur porte, mais rien ne ralentissait son allure même pas le chemin qui commençait à grimper de plus en plus. Je commençai pour ma part à m’essouffler un peu et insensiblement sans rien dire il ralentit l’allure et me dit sans tourner la tête :
- Ça va ma fille ?
J’étais si heureuse de l’accompagner que je n’allais pas me plaindre :
- Oui, oui papa ça va
C’était un homme de peu de paroles mais qui dégageait tant d’amour pour sa famille… Ces moments de partage étaient si précieux que même lorsqu’ils se passaient dans le silence, nous étions proches l’un de l’autre.
Nous étions arrivés à la sortie du village et à la hauteur de la dernière maison habitée par ce que les villageois considéraient comme un « notable ». Nous allions maintenant nous enfoncer dans le sentier ou les fougères étaient plus hautes que mes douze ans. Un petit ruisseau arrivé tout droit de la montagne nous accompagnerait tout le long de notre chemin ça je m’en souvenais.
Le printemps était en plein éveil et j’avais bien envie de m’arrêter pour cueillir toutes ces fleurs qui m’invitaient à musarder mais je n’étais pas en promenade et je résistai à la tentation. Le sentier nous conduisit tout droit dans une petite forêt qui elle-même menait dans un champ d’un particulier qu’il nous fallait traverser suivant le droit de passage obtenu en bonne et due forme. La « parcelle numéro … » était enclavée à la suite d’une division de fonds et de ce fait une décision de justice avait autorisé le passage sur le terrain voisin. Nous faisions toutefois gare à ne pas marcher sur les cultures mais à bien suivre le passage sur le côté du terrain, mon père avait bien trop de respect du bien d’autrui nonobstant la décision de justice.
Enfin nous arrivions en haut de la petite colline, après avoir franchi des fils de fer barbelés qui clôturaient les jardins et qui n’avaient comme seul but que d’arrêter chèvres ou brebis que les bergers du coin avaient tendance a emmener pâturer dans les parties en friche, suivant les saisons. La « parcelle numéro… » était enfin en vue, pendant que mon père se débarrassait de ses charges et qu’il mettait à rafraîchir dans l’eau de la petite source le « petit vin » de sa vigne ( juste un jus de raisin un peu alcoolisé et ça lui suffisait ainsi pour sa consommation) je m’élançais en cabrioles sous les pommiers.
Le jardin est à l'abandon depuis de très nombreuses années, les pommiers certainement morts et peut être que la source est tarie mais il reste dans mon coeur le souvenir des jours heureux. S'il n'est plus pour le cadastre que la "parcelle numéro..." peut être qu'un jour, enfants ou petits enfants y construiront une maison de famille...peut être qui sait !